« Regards Noirs » : le secret bien gardé d'Henry Roy
Une oeuvre confidentielle. C’est ce que je me suis dit en voyant le titre du livre mentionné dans un post du blog d’Henry Roy. Quelques mois déjà à errer sur les pages de ce blog, fermé depuis 2016, quand je tombe sur Regards Noirs. Un tel nom, pour un tel livre, en France, il y a près de 25 ans. Devant ce document inédit sublimant des présences noires singulières, je suis partagée entre l’enthousiasme de la chercheuse et la stupeur de le découvrir dans de telles conditions. Pourquoi cette confidentialité ? L'énigme est posée de manière faussement naïve. La réponse à la question je la connais. Elle est profondément républicaine prédestinant les artistes et oeuvres noires politisés à la marginalité.
Plus de deux ans après avoir acquis Regards Noirs je me décide enfin à contacter Henry Roy. Au téléphone il est légèrement méfiant. C’est d’abord lui qui pose les questions. Qui suis-je ? Comment ai-je trouvé le livre ? Son adresse email ? et puis surtout, pourquoi ? Je comprends rapidement que derrière la méfiance se cache de la surprise. Celle de l’ancien qui ne s’attend pas à ce que ses vieilles histoires intéressent les plus jeunes. Il me le confirmera plus tard : « Je suis ravi d’être sollicité par les plus jeunes, parce que je pense justement avoir de quoi témoigner. Ce livre étant un excellent support pour ça. J’ai vécu des expériences qui peuvent intéresser la nouvelle génération qui est confrontée à un autre contexte. » L’entretien est fixé et la rencontre aura lieu quelques jours après dans une brasserie du 15e arrondissement de Paris.
Les locks qu’il arbore dans le sombre autoportrait clôturant le livre sont plus longues, grisonnantes. Mais le regard est le même ; je me sens vue, trop vue. « Ça a été une catastrophe » me dit-il l’air grave. « Le livre a été extrêmement mal perçu. Ce qui m’a ouvert les yeux sur la société dans laquelle je vivais. » Pour Henry Roy, même deux décennies plus tard, parler de Regards Noirs reste un exercice difficile marqué par la brutalité du rejet de l’époque. Pourtant le contexte semble être propice. « À la première élection de François Mitterrand, en mai 1981, la France a connu une période d’ouverture libertaire. Le socialisme a représenté une bouffée d’air frais pour les minorités... » Il continue : « Le septennat a débuté par un grand défilé multi ethnique sur les Champs Elysées où des créateurs, parmi lesquels figurait Jean-Paul Goude, ont mis en scène le monde francophone dans sa diversité, et des Noirs en particulier. » Ces années là précèdent le black-blanc-beur, couronnent Yannick Noah et vivent au rythme des publicités United Colors of Benetton d’Oliviero Toscani. Elles marquent aussi le retour du Black Cool, seulement cette fois il est français, idéalement issu d’un métissage : « On peut dire que le succès de Yannick Noah a eu une réelle incidence sur l’érotisation du corps noir masculin dans l’imaginaire des femmes françaises. Je me souviens qu’elles étaient toutes folles de lui. Il générait un engouement incroyable qui reposait sur une imagerie factice et stéréotypée. » Jeune mais déjà très observateur, Henry Roy n’est pas dupe, sa colère monte et il compte bien s’en servir.
Le concept de Regards Noirs va donc naturellement à l’encontre de l’idée de mixité promue. Il le dit lui-même : « C'était une réaction par rapport à ce que je savais être une mode sans consistance » qui a mis trois ans et demi à se construire. Réunir ces 70 personnalités des arts, des lettres, des sciences, du sport... toutes noires, autour de cette seule condition, c’est un choix qu’il faut être capable de défendre à toutes les portes. Déterminé à trouver des financements, Henry Roy le fera, épaulé par sa compagne de l’époque, emmenant le projet chez Dagorno, une maison d’édition de gauche anarchiste qui a été la première à le soutenir, puis chez l’Harmattan. Les deux co-éditeront le livre. Mais la mention la plus surprenante, figurant dans les remerciements des premières pages, est celle du fond d’action sociale. « Le bouquin n’a pu exister que grâce au soutien d’un jeune homosexuel malade du SIDA, qui travaillait au Fond d’Action Sociale. Son isolement et sa marginalité l’ont certainement sensibilisé à notre propos et il nous a dit : “écoutez, je vais faire en sorte que vous ayez une subvention”. » Des péripéties financières il y en a eu : avant, pendant, après. Un processus long et tortueux que les modèles du livre, ceux qui y sont et ceux qui ont refusé d’y être, ne faciliteront pas.
Rivalité, inimitié, bataille d’égo… les raisons se succèdent pour ne pas avoir son portrait dans cet ouvrage « essentialisant » fait par ce jeune photographe haïtien sorti de nulle part. En l’écoutant, j’ai souvent l’impression que c’est l’état de cette communauté qui l’a laissé le plus amer. Ne pas être compris par les autres est une sensation familière aux Noirs de France qui peut se transformer en vraie désillusion quand ces autres sont les nôtres : « Le contact avec les diverses personnalités représentées dans le livre a été tendu. Ce qui m’a beaucoup déçu. Je sentais qu’il y avait une réelle gêne vis à vis du regard du public blanc. En même temps, il y avait une fierté à se voir solliciter pour un projet valorisant. J’ai dû pourtant beaucoup me battre pour obtenir l’accord de la plupart d’entre eux. » Comme Maryse Condé par exemple, loin d’être enchantée par l’idée. Transparente sur sa position, elle ne manque pas de le préciser dans une préface à mi-chemin entre une critique acerbe de la démarche et une sensibilité face au parti pris du jeune photographe qu’elle décrit comme « un visage sage, sous des locks sages. » Au final, elle a dit oui, comme 69 autres dont Euzhan Palcy, Mc Solaar, Katoucha, Idrissa Ouedraogo, et bien d’autres. Dans les pages du livre, les portraits majestueux, magnifiés par le jeu graphique du noir et blanc, sont accompagnés de réflexions sur la question de l’identité posée par Roy. Les moins frileux réitèrent la raison de leur présence, souvent à l’aide de textes poétiques puissants, et les autres choisissent des déclarations plus universalistes ou exhortent au vivre ensemble. Certains, ne disent rien et laissent leur silence parler pour eux-mêmes.
Au delà de la réaction, Regards Noirs trouve son origine dans la trajectoire personnelle de son auteur. Henry Roy est né à Port-au-Prince au début des années 60. Mais comme d’autres, sa famille, est forcée de quitter Haïti, menacée par le gouvernement de Duvalier. À 3 ans il arrive à Paris. C’est un excellent élève et ses parents sont « des migrants haïtiens de classe moyenne supérieure » très déterminés, ce qui lui ouvrira les portes du prestigieux collège Henri IV. Là bas, seul noir, il aura son introduction à la culture des élites bourgeoises parisiennes : « Je me suis trouvé confronté à des gens bien mieux placés que moi dans l’échelle sociale. Notamment une famille de grands amateurs d’art descendante de Berthe Morisot, et donc de la lignée des Manet. L’un des membres de la fratrie est devenu mon meilleur ami. J’ai passé beaucoup de mon adolescence parmi eux. » Dans la foulée, il découvre la photographie et rencontre Henri Coste, son mentor de l’époque. Sous son aile, les styles des grands photographes de mode comme Richard Avedon, Irving Penn, Helmut Newton n’auront plus de secret pour lui : « Plus qu’une initiation à la photo, cette formation m’a sensibilisé au cinéma et la littérature. Il n’y était question que d'Européens et Américains blancs. Aucun de mes modèles de cette époque n’était noir ».
Après avoir côtoyé les élites, les premiers pas dans le monde professionnel sont moins faciles. Henry Roy travaillera d’abord pour les institutions puis en tant que reporter mal payé. Il comprend très vite qu’il faut qu’il se démarque. « Alors j’ai eu cette idée, sortie nulle part : “Tiens! si je faisais un livre de photo sur les personnalités noires de France?”. Il y avait, bien entendu, un propos politique, mais pas seulement. Il s’agissait aussi de trouver sa place sur le marché professionnel. J’ai donc foncé sans trop me poser de questions». Et ce, sans vraiment savoir dans quoi il met les pieds. Le monde noir francophone, il souhaite le représenter sans se douter du poids de cette proximité. « Je n’étais pas vraiment naïf, mais certainement inconscient des enjeux d’un tel projet. Je peux dire aujourd’hui qu’à l’époque, je n’étais pas prêt pour une telle aventure. À porter une telle charge. En réalité, j’étais terrorisé par l’idée de devenir le porte parole d’une cause. Par exemple, lorsque Maryse Condé m’a proposé de venir aux US pour défendre le projet devant divers auditoires anglophones, je me suis lâchement dégonflé. Trop timide... ».
Aller aux États-Unis. Une porte de sortie, voire d’entrée, que connaissent bien les intellectuels et artistes noirs français. D’ailleurs plusieurs personnalités figurant dans le livre ont en commun d’avoir traversé des moments difficiles en France. Certaines sont parties aux États-Unis d’autres sont retournées en Afrique ou dans les Caraïbes. Impossible de ne pas évoquer le cas de la cinéaste Euzhan Palcy, snobée en France, qui va s’exiler elle-aussi : « Euzhan m’a vraiment touché. Elle m’a dit avoir beaucoup souffert de la situation française. Après son immense succès avec Rue cases nègres, elle a dû s’exiler aux Etats-Unis, comme l’a fait Maryse Condé. Je me souviens que son documentaire sur Aimé Césaire qu’elle admirait énormément, lui a coûté, dans l’hexagone, une partie de sa réputation. » Il y a aussi Sanvi Panou, gérant dans les années 90 du cinéma La Clé qu’il rebaptise Images d’ailleurs, le premier cinéma à distribuer des films de cultures noires à Paris. La salle fermera ses portes en 98 après une bataille avec les propriétaires.
Au fil des rencontres, Henry Roy découvre ces cas tristement similaires, symptomatiques de la « violence du dominant » et son déclic arrive : « j’ai réalisé à quel point mes référents culturels étaient blancs. Je me suis donc mis à lire Césaire, Fanon, Baldwin et beaucoup d’autres, à la recherche d’univers plus proches de ma condition. » Un éveil peut-être encore trop fébrile face à l’incontournable tournée des médias qui l’attend : « Je n’étais pas préparé à affronter la perversité des médias français. J’ai dû faire face à pas mal d’agressivité. On me demandait, par exemple, de me justifier sur l’ambiguïté du titre. » La violence qu’il a vécue prend aussi la forme de jalousie, de fascination malsaine. On rit jaune à ses mésaventures, notamment cet homme qui lui a lancé pendant une soirée « tu sais quoi, on devrait faire le même livre avec des blancs », ou ce journaliste qui a fondu en larmes devant lui, dépité de ne pas avoir pu aller à Henri IV. Des anecdotes de ce type, il en a des tonnes. Finalement, je lui demande s’il pense que son effort a été vain « J’ai jeté les gants. Je me suis dit : “OK, laisse tomber. Je suis en train de me faire enfermer dans un secteur qui représente 0,5 % du marché”. » Dire que je ne le comprends pas serait mentir. Le spectre des élans freinés de nos aînés plane toujours au dessus de nos têtes.
Même s’il me dit être en pleine écriture d’un ouvrage autobiographique qui reviendra sur Regards Noirs, le livre est rarement évoqué dans ses interviews récentes. Quand il le mentionne, l’expérience a été une gifle. Alors en discutant avec lui, je m’attends à ce que le traumatisme soit évoqué. Celui de l’artiste au premier projet ambitieux et incompris, celui de se retrouver enfermer dans une niche de « photographe noir, des Noirs, en France » de laquelle on ne peut se défaire et puis, le traumatisme de l’expérience transformatrice : « Finalement, j’ai décidé de me désengager de ce combat trop grand pour moi, pour mieux me consacrer à ma carrière de photographe. J’avais besoin de travailler sur moi, de me concentrer sur l’évolution de mon travail, aussi. Au cours de mes recherches, j’ai été submergé par des sensations, pour moi, extrêmement troublantes. C’était mon âme haïtienne, et donc vaudouisante, qui se rappelait à ma conscience. J’ai mis un certain temps à intégrer ce bouleversement. » Pour le lecteur ou la lectrice de Regards Noirs, ces traumatismes ajoutent une autre couche essentielle.
La première fois que j’ai eu le livre entre les mains, je n’imaginais pas être confrontée au scepticisme de Maryse Condé, ni aux autres textes moins approbateurs. J’y découvre des visages familiers et des moins familiers, des histoires, des accomplissements et surtout des différences, des désaccords, des contradictions. Qu’aurait-été ce livre sans les réponses à la question identitaire posée ? Sans la multiplicité d’âge, de genre, d’origine, de position ? Sans le retour d’expérience de l’auteur ? L’esthétique est maîtrisée, certes, mais ce qui ressort de l'interaction entre les intentions de l’auteur et celles des sujets est beaucoup plus précieux. Regards Noirs est une fresque réaliste de la position délicate qu'ont toujours occupée les artistes et personnalités noires dans l’espace public français. Ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas dire, ce à quoi ils peuvent aspirer, la communauté à laquelle ils souhaitent être ou ne pas être associés.
Ici, il est aussi question d’archive, de l’importance d’en créer. Avec Regards Noirs, Henry Roy nous propose la sienne en nous donnant les moyens de la manipuler de la manière la plus honnête qu’il soit. À l’époque, il est probablement difficile pour lui d’envisager une autre vie à ce projet initiatique. Aujourd’hui devenu essentiel, il reste avant-gardiste en France où, pour les artistes noirs qui travaillent sur leur condition, créer demande toujours autant de se justifier. Bien que le style des portraits du livre soit représentatif d’un certain classicisme occidental selon Roy ; prise dans son entièreté, l’oeuvre s’inscrit dans une tradition de photographes de l’Atlantique Noir qui se sont attelés à complexifier les représentations. « Mais surtout il faut comprendre une chose, c’est que ce livre était une question » ajoute-t-il. Une question à laquelle il se doit toujours d’y avoir plusieurs réponses.
« Regards Noirs » de Henry Roy publié aux Editions Dagorno & L'Harmattan, Août 1998, Paris. Pour vous procurer une copie de Regard Noirs, contactez Julie Ceresne à j.ceresne@gmail.com.