Sculpter la matière invisible : entretien avec Kevin Jerome Everson

IFO, 2017, Kevin Jerome Everson

IFO, 2017, Kevin Jerome Everson

Ce qui intéresse Kevin Jerome Everson ce sont les sujets qu’ils traitent. Pas le type de matériel qu’il utilise pour filmer, pas ce que l’audience perçoit de ses films, encore moins les interprétations et intentions politiques qu’on lui prête. Il le répète : il fait des films pour leur contenu. Il joue avec le réel, le manipule et le « chorégraphie » pour lui donner une nouvelle texture dans laquelle la classe ouvrière noire a une place centrale. C’est dans cette volonté de brouiller les pistes qu’il a conçu depuis le début des années 2000 une oeuvre dense et hétéroclite de plus de 100 films, dont 22 ont été choisis pour une rétrospective à la 41e édition de Cinéma du Réel.

Entre deux projections et une masterclass, j’ai pu m’entretenir avec lui, lors de sa visite à Paris, pour parler de sa pratique de réalisateur et de l’importance de produire une oeuvre dense.

Ta pratique artistique a pas mal évolué, entre sculpture, peinture et cinéma. Quand est-ce que ton choix s’est porté sur le cinéma, est-ce que c’est un choix ?
Pas vraiment. Enfin pour le moment, les choses que j’ai envie de dire, elles vont avoir une durée de 2 minutes ou 480 minutes. (rires) Le temps semble être une qualité importante de ce que je fais en ce moment donc je suis juste le mouvement… mais par exemple j'utilise certaines de mes sculptures dans mes films.

Comment ces différentes techniques se reflètent-elles dans ta façon de faire des films ?
C’est drôle parce qu’avant je créais des objets fonctionnels, des affiches que je pouvais placarder, ce genre de choses...

Comme celle que tu as utilisé dans Erie ?
Oui, c’est une photo des années 60 avec mon oncle. Donc en fait je fais ces choses dans l’idée qu’elles pourraient être utiles, mais dernièrement, genre cette année, je me suis mis à créer des objets qui n’ont aucune utilité. Comme des jumelles en bronze à travers lesquelles on ne voit rien, des fers à repasser en caoutchouc, et je me suis mis à filmer des gens qui essayent de les utiliser mais n’y arrivent pas. C’est ce qui m’intéresse en ce moment.

Erie, 2010, Kevin Jerome Everson

Erie, 2010, Kevin Jerome Everson

Quand as-tu trouvé ta voix en tant que réalisateur et t’es tu dit « voici le genre de films que j’ai envie de faire » ?
Putain. (rires) Je cherche encore quel genre de film je voudrais faire. Je sais pas, c’est juste qu’aujourd’hui j’essaye de créer des choses avec une qualité particulière et de montrer un certain contenu. Donc [la question] c’est pas vraiment quel genre de films je voudrais faire, mais plutôt quel genre de contenu je voudrais voir à l’écran. Je ne suis pas vraiment un mec du cinéma. Je n’essaye pas de raconter une histoire. Il y a bien une narration que j’entends suivre, mais pas vraiment comme un récit.

Quel était le premier film que tu aies réalisé ?
Putain. Des trucs à la con. Je faisais pas mal de petites performances. C’est pas regardable, mais je faisais des films sur les gardiens de prison vu que le secteur économique le plus important de ma ville est le pénitencier. C’était rien de bien révolutionnaire, genre « Oh putain ! », mais plus « Euh… », tu vois… (rires)

En gros, tu continues d’évoluer...
Peinture, sculpture, cinéma : tout ça fait partie du boulot. Il n’y a que le médium qui change. Au lieu d’utiliser de la peinture, j’utilise du celluloïd.

Je voulais savoir à quoi ressemble ton processus de création pour les films. Ce que j’entends par processus, est-ce tu as un plan précis ou est-ce que tout se fait de façon naturelle ?
Ça dépend du projet. Pour certains, c’est comme si j’étais un chercheur. Donc je vais commencer l’écriture et à rechercher des trucs à l’automne, faire des repérages en hiver, et puis filmer le tout en été. En général il y a un film majeur que je prévois de filmer et ensuite il y a d’autres choses qui peuvent se passer pendant le tournage.

Mais je pensais à Fe26 par exemple. Comment as-tu trouvé ces acteurs ?
Ah ouais ! J’avais dans l’idée de faire un film sur les dessous de Cleveland, ce que Cleveland représente. Donc j’ai pensé aux voleurs tu vois. Quand j’étais à Cleveland, la police la surnommaient Thieveland tellement les gens volaient tout le temps (jeu de mot avec « thieves », « voleurs » en anglais, ndlr). Je voulais faire des films sur ce genre de criminels. Donc pendant le tournage d’un autre film, il y avait ces deux gars que je trouvais intéressants et qui semblaient se connaître — ils disaient être cousins. Et je me suis dit « faut que je caste ces gars ! ». L’un était mince, l’un était gros, ça faisait un peu Laurel & Hardy. Et au final ils étaient réellement des voleurs, ce qui a aidé un peu. Ils savaient de quoi je parlais. Donc j’ai écrit un script, et on a lancé le tournage, mais ce qui sortait de leurs bouches était [toujours] mieux que ce j’avais écrit.

FE26 , 2014, Kevin Jerome Everson

FE26 , 2014, Kevin Jerome Everson

Quand on regarde certains de tes films, il me semble évident que les sujets qui t’intéressent le plus sont les personnes noires, le fait d’être noir…
Les Noirs. La « blackness » est plus une forme je pense.

… Des Noirs appartenant à la classe ouvrière.
Ou que je fais passer pour des gens de la classe ouvrière. Parce que les gars sont peut-être des bourges en vrai, t'en sais rien ! (rires) Mais c'est l'idée, ouais.

Mais c'est ça que tu veux nous faire voir, et ces gens sont de l'Ohio, du Mississippi, de la Virginie (états de la « Black Belt » où la population noire est importante, ndlr)
… Ou New York. Et j'ai déjà filmé au Congo ou en Italie.

Je me demandais donc, puisque les noirs des classes ouvrières sont le sujet, mais qu'en même temps tes films sont vus plutôt dans ce genre d'environnement (en montrant les alentours), très élitiste — festivals, musées, écoles d'art —, ne souhaiterais tu pas que tes films soient vus par ceux sur qui tu les fais ?
Clairement !

Et fais-tu quelque chose en ce sens ? Projettes-tu tes films dans d'autres environnements ?
Hmmm, j'essaye mais parfois les zones où ils vivent ne disposent pas d’endroits où projeter un film. Donc le mieux est de leur donner des fichiers [vidéos], des DVDs, ou un truc du genre. Mais ils ne les regardent même pas. C'est un peu marrant et navrant en même temps. « Oui, j'ai ton adresse, hâte de t'envoyer ça ! ». Puis après : « Donc t'as vu le truc ? » « Non gars, j'étais occupé. J'y jetterai un coup d'œil. Mais ma femme l'a vu ! Et elle a dit que c'était bien ! »

Et comment réagissent-ils à tes films ?
Ils ne réagissent pas ! Des fois t'y crois pas, mais c'est genre vraiment zéro réaction. Je ne sais pas… peut-être parce que ce n'est pas, genre, Eddie Murphy qui gesticule de partout. (rires) C'est presque un doc’ tu vois.

Mais est-ce que tu tiens à ce qu'ils apprécient tes films ? Ou même qui que ce soit d'ailleurs ?
Je ne fais pas mes films pour l’audience mais pour le sujet. Donc je suis debout à côté de mes sujets, je pense à eux, je leur parle, merde je le fais pour eux en fait. Puis j’édite, je mets l’audio, des choses comme ça. Mais dans mon esprit c’est pour eux et je le fais pour eux. Si le public le voit ou pas… je ne sais pas… Je pense juste que je suis tout le temps concentré sur eux. Je le leur montre, c’est beau et je pense qu’ils aiment bien. C’est arrivé deux ou trois fois que des personnes qui étaient dans mes films meurent. Et j’ai découvert récemment qu'on jouait [ces] films à leurs funérailles. Donc il y a bien des gens que ça fait réagir. Par exemple, il y a ce mec que j’avais filmé à Philadelphie. Il est décédé et quand j’y étais il y a deux semaines, ils m’ont dit « oh ton film est passé à ses funérailles », et je me suis dit « merde, j’aurais souhaité y être ». Donc d’une certaine façon tu veux « représenter », socialement et visuellement.

Tonsler Park, 2017, Kevin Jerome Everson

Tonsler Park, 2017, Kevin Jerome Everson

Parlant de ton approche pour les films, je pensais à Tonsler Park...
Frère, t'as vraiment vu tout ça ?

Ouais, ouais. (rires)
Seigneur... Putain, même moi je regarde pas ces conneries… (rires) Tu me diras ce que t'en penses.

En regardant Tonsler Park, en particulier la première femme noire agent de bureau de vote, elle parle aux personnes qui entrent, sortent et on a l’impression par moment qu’elle regarde vers la caméra...
...Je ne pense pas qu’elle voit la caméra. Je suis vraiment loin d’elle.

Ah oui ? À certains moments pourtant on a l’impression qu’elle regarde vers la caméra, vers nous. Et je pense à toutes ces très longues scènes dans tes films comme la scène avec ta fille dans Erie où elle fixe la bougie pendant près de 10 minutes et nous on l’observe pendant tout ce temps. Et ça m’a fait penser à quelque chose que Ramel Ross, le réalisateur de Hale County, a dit : « Plus vos scènes sont longues, plus le récit est clair et logique ou participe à la vie de ces personnes plutôt que de les regarder ». Est-ce que tu y vois un rapport avec ton travail ?
Ah oui j’ai vu ce film, les scènes que j’ai préférées sont celles avec les basketteurs assis dans un vestiaire, plus décontractés, très décontractés, et le petit garçon qui faisait des allers et venues dans le salon.

Exactement ces deux scènes, en particulier cette scène dans les vestiaires que je trouve similaires à certaines qu’on peut voir dans tes films, ces longues scènes où la caméra est juste posée. Comment tu procèdes pour planter ta caméra de cette façon ?
Tu sais je viens de la photographie, donc il faut juste attendre que ce genre de moments se produisent, espérer qu’il se produisent, ou même les créer toi-même dans certains cas. Tu auras des gens qui marcheront vers une porte pour la fermer, un truc que fais souvent : tout est manipulé tu vois ? Donc je n’essaye pas de faire une copie carbone, j’essaye de faire en sorte que les choses arrivent pendant que je filme. Souvent ça ne se passe pas comme prévu et je le visualise juste dans ma tête « Ah merde, j’ai pas eu ce que je voulais putain ça fait 132 minutes en 16 mm ». Pour Erie j’avais quatre rouleaux de pellicules que je n’ai pas développé parce que je n’avais pas ce que je voulais, je me suis dit genre « J’ai pas envie de voir cette merde ! ». Donc oui, en général tu attends juste que quelque chose se passe et c’est dur à faire. Mais dernièrement j’ai commencé à utiliser un trépied. Erie n’avait pas de trépied, donc il est plus fabriqué, chorégraphié. Il n’y a qu’une seule scène qui n’est pas chorégraphiée, le gars qui essayait de forcer la serrure de sa propre voiture. J’espérais trouver plus de merdes de ce genre dans la rue mais « Erie » est presque entièrement planifié. J'espère avoir répondu à la question. Mais je préfère tout écrire pour être sûr d’avoir ce que je veux. C’est aussi parce que je suis sculpteur et en sculpture on crée des objets trouvés. Neuf fois sur dix, ou même dix fois sur dix, l'objet trouvé est inintéressant, donc j’aime bien complètement le recréer. J’aime l'utiliser comme modèle, utiliser la réalité comme modèle, comme quand tu sculptes et que le modèle est assis en face en toi. J'aborde la réalisation de la même manière quand je re-chorégraphie, re-positionne les choses, c’est ce même geste que je fais.

Les choses ne sont pas aussi fluides qu’elles en ont l’air. Je veux dire dans Hale County, je ne sais pas s’il a réorganisé certaines choses mais personnellement j’organise tout! C’est trop risqué [autrement]. D'autant plus que parfois je filme sur pellicule et ne suis sur un lieu de tournage que pour un certain temps. Pour moi ce n’est pas une question d'argent, mais de temps. Et quand je vais tourner dans un lieu pour quelques heures, je dois m’assurer que les choses se produisent avant mon départ pour ne pas perdre mon temps et celui des autres. Donc bien que mes films aient l’air « naturels » c’est beaucoup plus orchestré que ça en a l’air.

Mais pour revenir sur le sujet de tes films, la classe ouvrière noire, en regardant Tonsler Park j’ai eu l’impression par moment, avec les longues scènes fixes sur les travailleurs, que tu voulais intentionnellement qu’on les regarde pendant aussi longtemps pour qu’on puisse vraiment voir et s’engager dans leur travail. Ce travail des Noirs qu’on prend souvent pour acquis.
C’est pour cette raison que je rends l’invisible, visible : on n’y prête pas attention. Et surtout je suis persuadé que si tu vas dans la rue à 5h30 demain matin, je te parie que tu verras énormément de Noirs, d’Arabes, etc. Parce que c’est eux qui allument la ville. C’est comme à New York, Los Angeles, Londres, leurs chauffeurs de bus, agents administratifs, ils allument la putain de ville. Ce sont des choses qu’on ne voit pas et des choses qui me fascinent parce que ma propre famille allumait les villes : c’est de ça qu’il s’agit.

Et en France en ce moment on a le mouvement des Gilets Jaunes tu vois ?
Les Gilets Jaunes ? Ouais ouais… Il y a des Noirs avec eux ?

(Rires) j’y arrive… mais ce qui est intéressant c’est que ces gilets jaunes sont pour la plupart des Français appartenant eux aussi à la classe ouvrière. Et je me rappelle qu’au début du mouvement certains demandaient « Où sont les Noirs et les Arabes ? »
Parce que ces enfoirés sont fous ! (rires)

Exactement ! Et je pense aussi que si nous y étions, nous aurions été des cibles faciles. Déjà sortir dans la rue fait de nous des cibles.
(rires) Vous n’allez pas être tués parce que vous êtes blancs… en un battement de cil. Ils ne comprennent pas, ils ne comprendront pas. J’étais dans le taxi avec ma fille l’autre jour et je lui ai dit « Je te parie que tu verras 0 négros dans leur merde ». (rires)

Es-tu toujours professeur d’art à l’Université de Virginie ? Si c’est le cas je voulais savoir si dans tes cours tu lis des textes, ou tu proposes des textes théoriques à lire qui t’ont influencé en tant qu’artiste.
Tu veux savoir si je les lis moi même ou si je demande à mes élèves de les lire ?

Les deux.
Aucun des deux. (rires) Les étudiants en master ont une liste de textes à lire mais pour les étudiants en licence je veux juste qu’ils créent. Avant je lisais énormément et je sais qu’il y a plein de nouvelles théories depuis le temps, ça fait juste très longtemps que je n’en ai pas lues. Mais j’aime lire sur les artistes, sur comment ils créent, c’est ce qui m’intéresse en ce moment. Donc je demande souvent à mes étudiants de lire ce genre de textes. Je sais que les théories sont importantes mais je veux d’abord que les jeunes créent des trucs. Dans les années 90 je lisais tellement de choses, mais aujourd'hui je suis un peu largué. J’aime le travail de mon pote Darby English, tu connais ? C’est un historien de l’art, c’est probablement mon théoricien favori. (rires) Dans mes cartes de baseball de théoriciens c’est mon préféré. Oh et Fred Moten putain ! Tu peux pas lire ça. (rires) Je l’ai appelé une fois pour qu’il interprète une phrase pour moi, juste pour que je puisse l’entendre le dire à haute voix. Il y a Jacqueline Stewart aussi, elle travaille à l’université de Chicago. C’est une superstar. Et mon pote Michael B. Gillespie a sorti un nouveau livre… Il y a tellement de monde.

Mais pour ce qui est de demander à mes étudiants de lire des textes théoriques : pour les étudiants de Master, oui, mais pour ceux en licence, je ne préfère pas. Parce que quand ils vont commencer à lire tout ça, ils ne vont rien créer, ils vont juste s’asseoir et regarder les textes… pendant deux mois. (rires)


Entretien conduit le 17 mars à Paris dans le cadre de la 41e édition de Cinéma du Réel. Cette interview a été éditée pour plus de cohérence.