Les Misérables : un film politique, mais lequel ?

Les Misérables (2019) réalisé par Ladj Ly

Juillet 2018 : Victoire de l’équipe de France à la Coupe du monde de Football. De jeunes garçons noirs quittent la périphérie pour rejoindre le centre, drapeau tricolore à la main. Ils s'engouffrent dans le RER, direction Paris. Leurs visages rivés sur les écrans géants, à l’extérieur du bar, l’exultation avec la foule et toujours ce drapeau tricolore brandi, enlacé et agité. Une scène qui renvoie à l’affiche du film, ces mêmes drapeaux portés par une foule qu’on devine multiethnique, déferlant sur les Champs Élysées, surplombée par ce titre : Les Misérables. Tourné à Montfermeil, le film se place sans équivoque dans la lignée de la figure tutélaire de Victor Hugo, grand témoin de son époque et narrateur des marges. Avec cette scène qui inaugure Les Misérables, le film n'évoque pas simplement le symbole de la francité en explorant la dualité entre celles et ceux supposés de souche et les autres. Ces trois premières minutes cristallisent fantasmes, espoirs et projections autour de la question raciale en France.

Les Misérables, qui a fait sensation en remportant un prix à Cannes et quatre Césars, dont celui du meilleur film, a été salué à gauche comme à droite. Emmanuel Macron a déclaré avoir été « bouleversé » par la « justesse » du film, pressant même son gouvernement de trouver « des pistes pour améliorer les conditions de vie des habitants des quartiers. » Une telle déclaration passe sous silence la responsabilité de l’Etat, de la police et des politiques publiques mises en place depuis des décennies dans les quartiers populaires. En la lisant, Il est impossible de ne pas faire le parallèle avec les discours des politiques français sur l’esclavage et la colonisation : le crime peut être reconnu du bout des lèvres, mais les coupables restent inconnus et les réparations inenvisageables. Certain•e•s militant•e•s d’organisations antiracistes et des quartiers populaires ont également salué l'habileté du film à montrer la banalité et l’omniprésence de la surveillance et des violences policières dans ces territoires en périphérie, tant géographiquement que politiquement. Dans ce qui est plébiscité par les uns et passé sous silence par les autres, se jouent des antagonismes politiques entre analyses morales et individuelles, et analyses structurelles. Mais au-delà de ces antagonismes, quelque chose d’autre est en jeu dans la réception du film de Ladj Ly : la réalité, la perception et l’interprétation des dynamiques raciales en France.

Contrairement au journaliste Siegfried Forster de RFI qui voit dans ces ovations des mondes de la politique et du cinéma la faiblesse du film, rendant le propos « aussi universel que inoffensif », je pense qu’il est possible de faire une analyse de ces différentes positions afin d’éviter de dépolitiser l’œuvre. Si ces trois premières minutes du film m’intéressent, c’est qu’elles peuvent servir de catalyseur à un trio conceptuel souvent mobilisé dans la guerre idéologique autour de la question raciale en France : grand remplacement, assimilation et intégration.

Dans un mouvement de déshumanisation, certain•e•s ne voient pas des adolescents célébrant une victoire, mais des « français de papiers ». Un visage de la France qui n’est pas blanche et potentiellement pas chrétienne, des envahisseurs menaçant aussi bien le territoire que le terroir, disposant — du moins juridiquement — des mêmes droits que procure la nationalité. Qu’ils brandissent le drapeau français n’est pas vu comme un signe d’intégration, mais de conquête, dans une appropriation décomplexée de l’espace public. Ce n’est pas un hasard si les milieux de droite et d'extrême droite, avant d’utiliser le passé de Ladj Ly pour l’attaquer, lui ont opposé l'image d’une France de souche et rurale qui serait plus légitime. Barbara Lefebvre, autrice à Causeur et Valeurs Actuelles, déclarait en novembre sur RMC : « Macron est “bouleversé” par un film qui diabolise les policiers et dont les gentils, à la fin, sont les imams. Par contre, il ne verse pas une larme pour nos agriculteurs qui comptent un suicide tous les 3 jours en France. » Cette déclaration est une façon codifiée de réaffirmer qui méritent l’empathie, en mobilisant une catégorie, les agriculteurs, qui incarnent dans l’imaginaire commun la représentation de l’homme blanc travailleur et délaissé par les pouvoirs publics.  Pour comprendre ce qu’il se joue lorsque le champ lexical du grand remplacement est utilisé, le militant guadeloupéen, panafricain et blogueur, João Gabriell, nous livre ses importantes réflexions : « On comprend alors pourquoi on aura beau prouver, chiffres et analyses socio-historiques à l’appui, que les théories du “grand remplacement” relèvent de fantasmes complotistes racistes, cela ne changera rien au fond du problème : l’Européen se sentira toujours plus ou moins “remplacé”, son existence comme sujet dépendant de notre impossibilité à exister comme tel. Les raisonnements voulus humanistes, mais en réalité déshumanisants, sur le fait que les “immigrés ou l’outre-mer apportent plus qu’ils ne coûtent”, [...] cette tension entre un “eux” et un “nous”. Il faut entériner ce fait, fut-il difficile à accepter. Cette théorie du “grand remplacement” n’est pas seulement dérangeante parce que foncièrement raciste, mais aussi parce qu’elle nous met face à une importante contradiction : la France et l’Europe telles qu’elles existent encore à ce jour, (à savoir des puissances impérialistes) peuvent-elles réellement nous “intégrer” ? »

D’une autre part, les défenseurs de l’assimilation républicaine, convaincus de leur posture anti-raciste, voient cette première scène du film comme une preuve que l’entreprise d’assimilation à la française fonctionne malgré des couacs. Pour le journaliste de Télérama, Louis Guichard, il s’agit de « la France d’aujourd’hui, multiethnique et métissée. » Cette France d’aujourd’hui ne semble pas se souvenir de la France d’hier, avec ses colonies et ses colonisé•e•s. Ces images de la France black-blanc-beur, loin d’être anti-raciste, est une reconfiguration des idées de supériorité culturelle et colonisatrice, une France black-blanc-beur à laquelle Ladj Ly dit avoir cru, comme beaucoup de sa génération : « J’y ai cru à cette France Black, Blanc, Beur, que nous étions tous ensemble, unis. Cela s’est vite dégradé, même si cela a duré un an ou deux. » . Cette analyse au prisme de la francité, on la retrouve dans les analyses de journalistes dits de gauche, notamment la journaliste Eva Bettan qui déclare sur France Inter : « Je trouve qu'il utilise formidablement l'outil du cinéma. Il fait une fiction pendant la Coupe du monde. Là, on voit un des gamins enveloppé dans un drapeau français qui le couvre quasiment jusqu'aux pieds, ça veut tout dire : ce gosse [Issaka] qui est métis est français ». 

En restant dans la logique de la journaliste, si Issaka n’était pas enveloppé de ce drapeau, sa francité n’aurait pas été aussi évidente... Là où dans un film français se déroulant à Paris, un adolescent blanc serait présupposé français par défaut, l’appartenance de certains est toujours conditionnelle. Les modalités et contours de cette conditionnalité sont définis par le groupe qui, lui, jouit de l'irrévocabilité de son statut de membre de la communauté nationale. Et sur l’échiquier politique, ces conditions à géométrie variable sont au centre d’incessants débats politiques chers aux obnubilés de l’assimilation : religion, pratique culturelle, régime matrimonial, Johnny Hallyday… C’est dans cette illusion assimilationniste que peuvent se perdre les discours portés par des personnes et organisation non-blanches prônant d’autres contours de l’intégration : revendiquer l’appartenance à la nation pour réclamer des actions sociales car « français comme les autres ».

On peut entrevoir le cul-de-sac que représente cette position à la lumière de l’Histoire de la France en matière de dé-naturalisation ou de justification légale de la mise au banc d’une partie de la population. Et cette position devient d’autant plus intenable quand l’on se pose la question qui suit : que signifie être un « français comme les autres »  lorsqu’on laisse mourir des centaines de milliers de personnes sur les routes de la migration parce que non françaises ou européennes ? Sortir de ces débats où il revient aux mêmes de démontrer qu’ils sont d’assez bons français est une nécessité politique. Une nécessité qui ne peut cependant faire l’économie d’interrogations sur les névroses spécifiques au couple idéologique français que sont l’universalisme et l’intégration. L’une d’entre elles est la traduction, sous des termes sentimentaux et émotionnels, de questions politiques de domination et de justice sociale. Névrose ainsi illustrée par les déclarations d’un ancien président en 2006 : « La France tu l’aimes ou tu la quittes. » 

Dans Les Misérables, on assiste à la dissonance entre une francité matérielle et les conditions matérielles d'existence — gestion coloniale du quartier avec un représentant « local » dans la figure du Maire, profilage raciale de la police dans un pays qui prétend ignorer la race —, les promesses — de cette France multiculturelle, championne du monde de football — et la réalité, mais surtout le peu de marges laissé. Bien que la dernière scène puisse être vue comme une croisée des chemins — où Issaka pourrait toujours faire marche arrière, ne pas lancer cette bouteille, et les trois policiers pourraient toujours s’en sortir, peut-être revenir pour désamorcer la situation ou s’excuser —, je l’ai vu comme une tentative de montrer à l’écran l’idée selon laquelle les choix individuelles peuvent faire la différence. Mais on ne peut que se demander quels choix restent ouverts dans une si grande asymétrie du pouvoir, où seuls certains subissent constamment l’oppression et l’humiliation. Comment se traduisent-ils avec l’absence de justice pour les victimes de violences policières ? En retraçant les différentes scènes du film, il est impossible de réduire le champ des possibles à la seule décision de Issaka et son cocktail molotov. Tout au long du film la B.A.C persiste dans l'étalage de sa toute puissance, du contrôle des habitants des Bosquets au traitement infligé à Issaka. Pour Issaka, il ne reste plus qu’à subir la violence ou l'insurrection, qui mènera fatalement à subir d’autres formes de violences.


Fania Noël est militante afroféministe et membre du collectif Mwasi. Elle est fondatrice et directrice de publication de la revue politique sur l'intersectionnalité AssiégéEs. En 2015, elle a co-organisé avec la militante Sihame Assbague, le première édition du Camp d'été décolonial. Elle est l'autrice du manifeste « Afro-communautaire : Appartenir à nous-mêmes » paru en 2019 aux Editions Syllepse.