Dans le Garage GUDIT

Un garage quelque part. Un long trajet dans le très instable RER D. On traverse plusieurs départements, du 91 au 95, du sud au nord de la capitale, qui ne sera qu’un lieu de passage. Direction Goussainville dans le Val d’Oise ; l’arrêt se fera dans une de ces petites gares qui désenclavent les banlieues pavillonnaires intérieures. De la gare à la destination finale (la maison de la famille Tchoulague), une quinzaine de minutes, des pentes à grimper. Ce jour-là il fait chaud et Google Maps se fout un peu de notre gueule — le trajet semble interminable. Quand on arrive, il faut traverser une grande maison, prendre un petit escalier tortueux qui nous mène enfin au Garage. Quelle est l’expression déjà ? Le chemin qui mène à Rome ne s’est pas construit en un jour. Quelque chose comme ça, à deux mots près. Rome, ici, est un garage aménagé en studio. Et si la route a été longue pour nous, elle le fut aussi pour ses deux fondatrices Raïssa Tchoulague et Nathalie Moth.

« Le nom du garage, c’est "Garage Gudit” en gros “girl you did it” * (...) Pour moi en fait c’est vraiment un cri de congratulation », nous dit Nathalie, fière et souriante. Le nom sonne comme un poing levé pour une bonne raison. Après des années d’errances dans des appartements exiguës à Saint-Denis, après des heures passées à travailler sur le lit sous les regards désapprobateurs de la mère, elles ont enfin leur espace à elles. « Avoir un espace où — c’est très personnel — on me prend au sérieux, mes parents me prennent au sérieux. Ou quand j’ai un rendez-vous avec [un client] qu’ils voient quand même que c’est pas ma chambre », explique Raïssa. « C’est une petite revanche, j’ai un truc à moi. » Si elles conçoivent le lieu comme un studio « une boîte à tout, une boîte à outils ; de rencontres, de photos, de discussions, de tout et n’importe quoi », elles gardent tout de même le nom de « garage » comme pour appuyer l’aspect DIY.

Le nom du garage, c’est “Garage Gudit” en gros “girl you did it”. Pour moi en fait c’est vraiment un cri de congratulation

La question est posée même si la réponse est évidente. Pourquoi Goussainville ? « Le choix d’avoir le garage ici c’est plus un choix pratique et financier dans le sens où... c’est juste en dessous de chez elle [désigne Raïssa du doigt]. Vu qu’elle gère la partie créative qui nous occupe énormément au sein du garage, il vaut mieux qu’elle soit à deux escaliers plutôt qu’à dix stations de métro », explique Nathalie. Peut-être que Paris n’est pas encore prête à accueillir un tel lieu. Un espace de 20 m2 avec le matériel qu’il faut pour créer et travailler, avec une liberté d’aller et venir, de rester aussi longtemps que possible sans la pression financière du loyer qui s’ajoute aux autres prérogatives quotidiennes. 

Sur les murs, des coupures de magazines de modes, des portraits de grands photographes maliens, et dans les coins, des plantes. Tout est très bien agencé, Instagram-ready. D’ailleurs, on sort les smartphones pour quelques stories. Le signe qu’on est devant quelque chose de beau. Ici, un vinyle de Living My Life de l’icône Grace Jones. Là, un coin studio photo, prêt pour un shooting. À leur bureau collé au mur, une troisième chaise devant un espace vide pour une potentielle future collaboratrice. Pour l’instant elles ne sont que deux et c'est déjà assez. Au sein du Garage, elles proposent des services très variés comme RÄANE, un service de photographie de mariage ou famille, et leur principale source de revenus. À côté de ça, elles proposent aussi des prestations de gestion de projets digitaux, direction artistique, branding ou web-design. « On essaye de répliquer un processus d’agence en plus petit », dit Nathalie.

Elles ont d’abord pensé le Garage comme un incubateur pour Punu Goods par exemple, leur application mettant en relation des artisans africains avec des clients du monde entier. Celle-ci bénéficie déjà d’un site web avec des reportages autour d’artisans du Maroc à l’Afrique du Sud notamment. Manque de fonds, Punu Goods est en pause, mais les services que propose le Garage devraient financer le projet sur le long terme. Dès qu'il sera enfin lancé, elles pourront faire du Garage une réelle agence créative et trouver des collaborateurs.

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Cas d’échecs. Raïssa et Nathalie se sont bien trouvées. Comme beaucoup de jeunes femmes noires créatives, elles se rencontrent en ligne via leur anciens blogs respectifs, Fauve Rose et Lettre à Elise. Toutes deux sont d’origine camerounaise et passionnées de mode et photographie. Toutes deux sont dans une situation similaire : elles évoluent dans des filières qui ne correspondent pas réellement à leurs ambitions. Au lieu de penser à ses cours de gestion et de comptabilité, Raïssa travaille pour le précurseur Fashizblack comme directrice artistique. Nathalie est officieusement son « assistante à temps partiel ». Des histoires de valises de vêtements déplacées dans la neige avant des shootings sont évoquées. « Je pense que ces expériences nous ont vraiment rapprochées parce qu’on est passé par toutes les étapes d’une vie juste toutes les deux. » Comme dans tout binôme, elles ont des personnalités différentes mais complémentaires. Nathalie apporte le côté cartésien et sentimental, Raïssa est la rêveuse pragmatique. « Moi je suis un peu la meuf qui dit: je veux ça. Et elle c’est la meuf qui dit : ça coûte mille euros », explique Raïssa. Celle-ci est « ultra créative » quand Nathalie se considère « créative dans une certaine mesure ».

Moi ça me surprend les gens qui ne se posent jamais la question de ce qui les rend heureux. En te posant cette question, tu te disperses énormément.

Dans le monde du jeune entrepreneuriat noir et féminin, les deux vingtenaires sont en quelque sorte des vétérans. Leur CV commun est impressionnant, atypique, presque avant-gardiste. Mais écrire sur le Garage et ses fondatrices c’est ne pas céder à la tentation d’une narration linéaire qui irait de l’obscurité à la lumière, de l’échec à la réussite. Non, les deux jeunes femmes ne sont pas friandes du discours entrepreneurial dominant obsédé par les success stories, et des paragraphes Forbes 30 glorieux qui réduisent forcément. « On manque de storytelling pas embelli » dit Raïssa, qui décrit le discours comme « trop féerique ». De manière assez inattendue et réjouissante, le thème de cet après-midi lumineux est la loose. Elles souhaitent faire comprendre que si le CV est long, c’est aussi parce que des aventures ont été écourtées, parfois tuées en plein vol pour des raisons arbitraires, ou n’ont tout simplement pas marché.

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Très tôt dans la discussion il a été question des parents. Les parents qui poussent vers des filières où la réussite est garantie, où tout est déterminé à l’avance en particulier une sécurité financière qui n’est pas certaine avec les métiers créatifs dans lesquelles Raïssa et Nathalie aimeraient se perdre. La première sera la plus « courageuse » et abandonnera ses études de commerce. Nathalie, elle, plus stratège, est allée jusqu’au bout. Tout de même, il était crucial pour elle de donner plus d’importance à « ses petites choses » qu’elle faisait sur le côté. « Moi ça me surprend les gens qui ne se posent jamais la question de ce qui les rend heureux. (...) En te posant cette question, tu te disperses énormément », pose sagement Nathalie.

Le droit à la dispersion, à la réorientation, à changer de parcours, à être, chose que les parents n’ont pas pu être, temporairement indécise et dans le brouillard. Effrayant pour des parents immigrés ou vivant au pays qui sont en recherche de sécurité. « Il y en a énormément qui ont peur qu’on se disperse Raïssa et moi, mais moi je considère qu’on est à la recherche de quelque chose. »

Parler ouvertement d’échec est une chose rare et non admise dans l’entrepreneuriat, dans la communauté camer et noire en général. Les deux femmes ont la chance de se trouver à l’intersection des trois, alors elles se lâchent. « Les expériences qui m'intéressent sont celles où tu vois forcément l'échec apparaître », affirme Nathalie. Éloge de l’échec ? Il est parfois décrit comme « cuisant » ; l’échec brûle. Le plus douloureux pour Nathalie, reste la fin d’Eshé and Jalia, une marque de vêtement en wax créée au début des années 2010. Des marques similaires pullulent aujourd’hui, et on se dit qu’elles étaient peut-être trop en avance. Comment faire face alors ? « Il faut pleurer un bon coup », dit Nathalie, la mélodramatique. Moins attachée, Raïssa passe plus rapidement à autre chose : « Je pleure, j’éteins, et c’est fini. »

Elles suggèrent la création d’un podcast qui viendrait contrer cette narration positive sur l’entrepreneuriat, où elles pourront discuter de ces moments de flou d'entre-deux, des désagréments, des doutes et périodes dépressives, des anecdotes moins jolies, incongrues et triviales qui font la vie de chaque femme créative. Et parce qu’il y a sûrement des tas de looseuses noires qui voudraient l'entendre, on doute que ce projet rêvé du duo fasse faillite.

Reste que le Garage, « une synthèse de leur début de vingtaine », est la preuve concrète d’une certaine détermination, d’une imagination vive qui inspire. On ne connaît à ce jour aucun espace similaire créé par de jeunes femmes noires. Rien que pour ça, Raïssa et Nathalie peuvent se dire que oui, girl you dit it.


Fanta Sylla est une critique basée en banlieue parisienne. Elle est à l’origine de The Black Film Critic Syllabus, une base de données en ligne sur le cinéma noir, une base critique, collaborative et ouverte à tous. Ses propres travaux de critique cinématographique ont été publiés dans Les Inrocks, Reverse Shot, The Oast, The Village Voice, Sight & Sound, Pitchfork, SFMoMa’s Open Space.