Entretiens déconfinés : récits politiques de la jeunesse d'île-de-France
J'ai commencé ce reportage sans savoir ce qu'il allait raconter. Au moment de le créer, d'après les informations de mon fil d'actualité, le monde a les yeux rivés sur les États-Unis après le meurtre surmédiatisé de George Floyd. Puis sur la Chine, suite à la publication de vidéos des camps d'internement dans lesquels sont détenus un million de Ouïghours, et enfin sur le Yémen, traversé par la famine, une épidémie de choléra, le COVID-19 et la guerre. En France, derrière nos écrans, nous sommes également témoins d'injustices : des interventions policières déséquilibrées, des contrôles violents et discriminatoires, des mutilations provoquées par les violences commises par les forces de l'ordre et cette classique absence de justice. Le 2 juin, répondant à l’appel au rassemblement d’Assa Traoré pour réclamer justice pour Adama, je me suis rendue devant le Tribunal de grande instance et j’ai été, par la même occasion, allègrement gazée par les gardiens de la paix.
En parallèle, je réfléchissais à un angle pour une série de photos sur les restrictions liées à la situation sanitaire, et le ressenti des jeunes, individuellement, travailleurs ou non. Je me suis intéressée au regard qu’ils et elles posent sur cette période inédite. Joindre l'actualité à la vie quotidienne, et vice-versa, m'a semblé logique tant les deux ont communiqué ces derniers mois. Alors, j'ai commencé à faire du porte-à-porte virtuel afin de rencontrer des personnes, de dialoguer avec elles. Pendant près d'un mois, je suis allée à la rencontre de ceux qu’on appelle les générations y et z, l'actualité comme fil d’Ariane. Cette jeunesse en mouvement, mobilisée de diverses façons, qui s’apprête à être une des premières victimes de la prochaine crise économique et sociale. Cette jeunesse, j’en fais partie. Qu’avons-nous à dire sur les derniers événements ? Comment faisons-nous l'expérience du monde politique ? Chez eux ou sur leur lieu de travail, des jeunes femmes et hommes m'ont confié leurs pensées, leur expérience du confinement et leur point de vue sur l'actualité politique et sociale.
Michèle s'apprête à se rendre à l'apéro qu'elle a organisé pour fêter son anniversaire avec ses amis. «Ça fait 3 mois que je ne me maquille plus. J'étais censée m'améliorer, mais que dalle». Sortir après la période de confinement nous confronte à des gestes quotidiens dont nous avions, pour certains, perdus l'habitude. Pendant que je la photographie, nous continuons notre discussion sur les produits de beauté qu'elle utilise. «Tout ça c'est pas 'black owned' !» remarque-t-elle en riant, sa cire pour cheveux dans la main. Depuis le meurtre de George Floyd et les mouvements de protestation, Michèle s'attache à soutenir les entreprises possédées par des personnes noires en consommant chez elles.
La France est entrée dans la phase de déconfinement depuis maintenant 3 mois. On se réapproprie nos habitudes et nos styles de vie. « Les gens étaient contents de prendre leur café dans une tasse et pas dans un gobelet ». Les clients affluent, souvent en désordre, malgré les écriteaux placardés dans le bar-tabac indiquant le sens de la marche. «Pendant le confinement, les clients faisaient la queue jusqu'à la pharmacie pour des clopes. Des tontons sortaient pour rien du tout, pour nous demander quand est-ce que la pandémie allait finir.» se rappelle Laetitia. « Quand je travaille, je porte le masque. On m'a souvent demandé “pourquoi tu portes le masque ? C’est fini.” Les gens n'ont pas peur du virus ». Laetitia me confie qu'elle a peur d'être porteuse du virus, elle qui vit avec ses parents sexagénaires et sa nièce. « Si je leur refile, je me le pardonnerais jamais ».
«Tu vois Alice Nevers ? Je veux faire pareil.» Khera aime passer du temps dans les librairies, s'asseoir et lire des romans. «Je me suis beaucoup identifiée à Storm des X-Men et à Hazel Levesque des Héros de l'Olympe. Je me suis dit que ça pourrait être moi». Circé, Toni Morrison, Entre Chiens et Loups, Hunger Games, Joël Dicker, Millenium, Magnus Chase... Autant de titres et d’auteurs qu'elle a lus en anglais ou en français. Parmi ceux-là, les épisodes de la bande dessinée Injustice prennent un ton différent au regard de l'actualité. «J’ai tellement de colère en moi et je sais pas quoi en faire. Je trouvais que les réseaux sociaux n’étaient pas assez rapides, pas assez efficaces. Je voulais faire quelque chose maintenant. Et pendant que je lisais Justice League et je voyais Superman qui faisait des choses concrètes, je me suis dit que c’est peut-être la solution, assez radicale et immorale mais au moins il fait quelque chose. Maintenant, je vais pas aller tuer les policiers racistes même si ce sont des meurtriers. Donc je vais aux manifestations et plus tard, je vais sûrement me diriger vers le droit pénal».
«Est-ce qu’on peut vraiment faire quelque chose ? Est-ce que ce qu’on va proposer ça va être mieux que ce qu’il y avait avant ?» s'interroge Nelson, la veille des élections municipales. «Je ne vais pas voter. Le vote ça ne m’intéresse pas trop. Que ce soit des présidents, des dirigeants, y a toujours un souci. Donc moi, je ne vote pas. Il y a des choses qui ne changent pas réellement, même des choses qui s’aggravent. Je m’informe, mais voter ? Non.» explique-t-il. Pendant le confinement, il a commencé à travailler en salle et en cuisine dans un fast-food du centre-ville. «Avec cette crise, il y a des choses qui se sont annulées. Je devais travailler à l’aéroport, mais les aéroports sont fermés. Au fast-food où je travaille, ils ont réduit l'effectif et baissé les salaires. C’était un peu plus compliqué pour nous. Je ne sais pas si on a eu des aides au moins. Je ne crois pas. Alors qu’on était aussi en danger quand on touchait les livreurs, mais on n’a rien eu du tout. Je n’'ai pas travaillé pendant un mois. Si je voulais, je n’allais pas travailler. Mais j’y suis allé quand même, parce qu’on était en sous-nombre. Sans nous, ils auraient fermé.»
Sarah joue au tennis au pied d'imposants bâtiments gris. Le club où elle a l'habitude de s'entraîner a changé sa politique. Dorénavant, seuls les adhérents peuvent réserver un terrain. Alors Sarah envoie ses balles puissantes contre les murs où sont dessinées des figures de la résistance palestinienne. Pendant qu'elle prend une pause, je l'interroge sur son rapport à l'information. «J’ai gardé l’application de France Inter et il y a beaucoup d’articles ou de podcasts sur des sujets super intéressants. J’ai commencé à chercher des livres sur des sujets qui m’intéressent. Franchement, Instagram m’aide aussi. Il y a certains comptes qui sont assez sérieux et crédibles donc j’apprends aussi grâce à ces comptes (décolonisonsnous, tétonsmarrons, noustoutes etc). Le flux d’informations peut toutefois se révéler difficile à absorber. En ce moment, je fais un peu de «medianorexie». Il y a tellement de choses anxiogènes qui se passent dans ce monde purée ! C’est un peu dur de tout suivre et de tout connaître, tu vois. Mais j’essaie de me remotiver.»
Un début d'après-midi nuageux, dans l'appartement où vit Mardochée avec sa famille. «J’e n’ai jamais subi d’acte raciste aggravé mais quand je vois ce qui se passe partout je me dis que ce serait bien que justice soit faite. Je me rappelle, j’avais vu des vidéos de mecs qui se faisaient tirer dessus… Ça m’a vraiment choqué, on se rend compte qu’on nous traite vraiment comme du bétail. Les familles peuvent pas faire leur deuil parce qu’on ne rend pas justice en fait. Les policiers sont virés et puis c’est tout.» Je lui demande alors comment elle voit le monde post-pandémie. «Je pense que les jeunes seront dans la merde» rigole-t-elle. «La crise a commencé. Qui trouve du travail en ce moment ? Pas beaucoup de gens. Et même les emplois où t’as pas besoin d’énormément de diplômes tu trouves pas, c’est compliqué. Imagine si t’es noir, ça va être galère». Malgré tout, le confinement a eu de bons côtés pour Mardochée. «Je me suis rapprochée de ma famille, et de mes amies même si je ne les voyais pas. Je les appelais tellement tout le temps que c’est comme si on se voyait. Le confinement m’a aussi permis de me remettre en question. Par exemple, je voulais passer mon BAFA avant, et aujourd’hui j'en suis à la deuxième partie. Je veux grave prendre mon indépendance, avoir mon appartement. Le lit sur lequel je suis assise par exemple, c’est moi qui l’ai acheté».
Mah-Fanta, 18 ans, est étudiante en histoire de l'art. Confinée, elle a tenté de comprendre son statut de femme noire dans la société française. «Au-delà des diverses oppressions que l’on subit, je veux vraiment connaître toutes les spécificités, savoir selon les milieux et domaines ce que je vais subir ou pas. C’est une recherche qui s’impose à moi après avoir remarqué que tous les premiers ministres sous Hollande et Macron ont nommé des femmes noires dans leur gouvernement. On nous décrit souvent comme le tapis de la société, mais on réussit les ascensions sociales les plus folles». Beyoncé, Aya Nakamura, Christiane Taubira, Toni Morrison, ou encore Laura Flessel sont les repères qui constellent ses pensées. Dans sa cuisine, nous discutons de son ressenti post-confinement. «Je suis davantage politisée dans le sens où je m'intéresse plus aux problématiques générales, pas seulement à celles des femmes noires. Par exemple, les anarchistes m'ont fait découvrir l'aspect paternaliste du confinement dont je n’avais pas idée. Je me suis aussi renseignée sur la colonisation... Les dynamiques raciales sont bien plus complexes que ce qu’on nous laisse entendre.»
«Le COVID ne m'a jamais réellement inquiété parce qu’en plus d’être jeune, je suis casanière» , affirme Aminata, 20 ans. «J’avais peur de sortir et de donner le COVID à ma daronne». À la télé, passe un épisode d'une série dramatique américaine de la fin des années 2000. Sur son canapé, nos assiettes de riz à la main, Mimi et moi commentons le contenu Netflix et nos habitudes alimentaires. Je lui demande plus tard son avis sur le déboulonnage des statues en France. «Là ou pas là, les statues ça change rien. Mais c’est très symbolique de montrer qu'on respecte, qu'on a appris, parce que les Français n'assument pas. La France n’assume pas son passé impérialiste et colonial. Et assumer, ce serait dire “bon, on accepte et on va arrêter de glorifier ces gens-là parce que c’étaient pas des gens biens”».
Je retrouve Nasma, étudiante en psychologie, à un fast-food bordant la route départementale. Pendant qu'elle mange son menu, nous abordons la question environnementale. «La montée des eaux me fait peur. Je viens d’une île (Comores) et je me dis que cette île peut disparaître». L'avenir est une perspective qui peut être inquiétante, collectivement comme de façon individuelle. Au fil de notre conversation, nous parlons des violences policières. «Si demain je me fais contrôler je ne serais pas sereine. Depuis la maternelle on nous apprend la devise “Liberté, Egalité, Fraternité”, mais on se retrouve à avoir peur devant la police.»
Étudiant en PACES, George pense à se réorienter. «Je n’ai pas été au second concours de PACES, je savais que ça n’allait pas le faire. Pour l’instant, je suis en attente sur Parcoursup en économie ou en architecture.» Pour se tenir informé, Georges utilise surtout internet. «Je n'ai pas suivi les infos à la télé, mais je les ai suivies sur internet. J’ai suivi l'évolution du virus, la gestion de l'épidémie par le gouvernement, leurs communications...». Depuis quelques années, Georges tient une chaîne YouTube de gaming et met en ligne ses parties de jeu. «Pour moi, c’est plus du divertissement.» Pendant le confinement, sa chaîne a évolué comptant quelques nouveaux abonnés et plus de vues.
«L'hôtellerie-restauration représente 7% du PIB» m’apprend d’emblée Alexandre, pendant que nous nous dirigeons vers son studio. C’est aussi l’un des secteurs le plus durablement touché par la crise économique en France. «Niveau recherche d’emploi, j’ai ressenti la crise. Je postulais à des annonces, j’avais un entretien dans lequel le recruteur te dit que c’est pas sûr qu’ils prennent à cause de la peur d’une seconde vague» me raconte Alexandre, cuisinier dans des restaurants étoilés. «La France a dépensé des milliards pour relancer l’économie, pour supporter les charges. Mais va supporter les charges des restaus sur Paris : les snacks, les grecs, les Five... La France a fait ce qu’elle pouvait, mais ce ne sera jamais assez. En ce moment je suis au chômage, je prends du temps pour moi parce que je sais que si je me remets à travailler maintenant ça va être 14 heures par jour, 5 jours par semaine pendant 2 ans. On se plaint de la France, mais en fait, je me lève à l’heure que je veux et j’ai quand même un revenu». Pour Alexandre, le confinement a été l’occasion de profiter de la présence de ses proches, et de se divertir. Mais il en garde aussi un souvenir désagréable. «L’être humain ne s’aime pas, il est ingrat envers lui-même. À Paris en tout cas, on ne s’est pas assez serré les coudes. Parfois, je me proposais pour aller faire les courses mais vu ma dégaine, les gens refusaient, ils se méfiaient». Pendant le mouvement contre les violences policières, Alexandre s’est surtout rendu aux manifestations, révolté par le fait que les bavures soient maquillées en accidents. «On a de la chance d’avoir eu notre carte (d’identité) dès le début. Et regarde où on en est aujourd’hui. C’est pas que je me sente français ou pas. Je suis français et c’est tout. C’est pas à moi d’ouvrir les yeux.»
Un samedi matin, Salimata m'accueille dans son appartement, deux heures avant son départ en vacances. «Pendant le confinement, j’ai pris le temps de faire plein de choses que je ne faisais plus.» Course à pied, séances de sport diffusées en direct, rédaction de son mémoire et cours universitaires à distance sont autant d'activités qui ont rythmé le confinement de Salimata. «Le confinement c’était comme une bulle». Mais par le biais du travail, l'effet de rupture se fait sentir. En alternance, elle s'est vite sentie mise de côté. «On te calcule plus et tu n’oses plus parler. Au bureau, il n'y a que les jeunes qui sont revenus. Plein de gens ont sorti des certificats médicaux pour ne pas revenir». En septembre, elle sera sur le marché de l’emploi. Cette perspective l'inquiète. «J’ai pas envie de retourner chez mes parents, ce serait un échec. Donc s’il faut que je prenne un job alimentaire, je le ferais». Salimata n'a jamais été militante, mais à l'annonce des premiers rassemblements contre les violences policières, elle partage des infos sur les marches, ainsi que des lectures antiracistes et relatives à l'Histoire. Son acte militant c’est peut-être juste en parler autour de soi. Ces derniers mois, les allocutions télévisées ont battu des records d'audience, notamment durant les discours du président. Salimata me donne son point de vue : «Les premiers discours de Macron c’était “J’ai compris”, mais maintenant c’est pire. Il a dit qu’il soutenait la police, qu’il était contre une “réécriture haineuse ou fausse de l'histoire” et que la République ne déboulonnera aucune statue. Il n'y a aucune remise en question. En gros, tout ce que nous disons, c'est parce qu'on a la haine. On dirait qu’on est dans un combat débile, qu’on s’énerve pour rien. C’’est dingue. Faut avoir conscience de ce que ton pays a fait de bien mais aussi ce qu’il a fait de mal. J’ai acheté un livre sur le génocide au Rwanda. La France a participé à ce truc. Kabuga, il vit à Asnières-sur-Seine mais on ne reconnaît toujours pas !» Sur le départ, Salimata lâche avec sarcasme «C’est dur d’être noir, et je ne le suis qu’à moitié».
Nancy-Wangue Moussissa est une photographe et étudiante à Sciences Po Paris. À travers sa pratique de la photographie, elle interroge son environnement social et culturel.