Annabelle Lengronne, actrice, cherche lumière

J’ai eu l’opportunité d’entendre l’actrice Annabelle Lengronne parler de son expérience, en tant qu’actrice noire dans le cinéma et la télévision française, lors d’un panel organisé par l’Afro. Foulard sur la tête, elle énumérait calmement et avec humour les stéréotypes déshumanisants dans lesquels certains scénarios aimaient bien l’engoncer : femme « tigresse » ou « lionne » revenant toujours à quelque chose de primitif et de bestial. Comme toutes les actrices, Lengronne rêve de plus. Et si elle est en attente d’un cinéma différent, elle a déjà, pour une jeune actrice, une carrière bien fournie faite de choix intéressants. Récemment, son visage a été vu à la télé dans le très beau téléfilm Danbé, la tête haute et au cinéma dans l’étrange Mercuriales de Virgil Vernier. On a réussi à l’intercepter entre deux tournages – elle jouera dans les séries Engrenages et Fais Pas Ci, Fais Pas ça - pour discuter de son parcours, ses projets et ses désirs de réalisme et de lumière.

D’où viens-tu Annabelle Lengronne ?
Je suis d’origine sénégalaise. J’ai grandi en Martinique, de mes un an jusqu’à mes 18 ans. Je suis arrivée à Paris en 2005 et j’ai fait une école de théâtre qui s’appelle Claude Mathieu. Avant d’entrer dans cette école, j’ai eu la chance de rencontrer Laetitia Guédon, une metteure en scène afropéenne, qui m’a proposé de jouer le rôle principale dans la prochaine pièce qu’elle allait monter Bintou, écrite par Koffi Kwahulé. Je n’y ai pas cru au départ. N’empêche que trois ans plus tard, en sortant de l’école, j’ai été prise pour jouer le rôle et on a monté la pièce. On a joué à Avignon où on a eu le prix du public et j’ai rencontré mon agent.

Quand as-tu su que tu voulais devenir actrice ? Est-ce que le désir était déjà présent quand tu vivais en Martinique ?
Au lycée je faisais du théâtre mais ce n’était pas une fin en soi. Je m’amusais bien, je déconnais bien. Il y a un moment où je me suis dit que je ne savais pas faire autre chose donc je suis allée avec mon père regarder les écoles de théâtre à Paris et voilà…mais c’est pas du tout féerique, je ne rêve pas du tout de ça depuis que je suis petite…

Tu n’as pas grandi avec des modèles…
Non. J’aimais bien le cinéma. Le premier film que j’ai adoré c’est Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau avec Gérard Depardieu, j’avais 7 ans, j’étais scotchée, je trouvais ça génial. Mais sinon, non non je n’ai jamais eu d’envie profonde depuis l’enfance… moi je voulais être chauffeur de train quand j’étais petite !

Donc tu as commencé avec le théâtre, comment s’est passé la transition vers le cinéma et la télévision ?
Mon agent m’a demandé : « qu’est-ce que tu veux faire ? » et moi je lui ai dit : « du théâtre ». Et elle m’a dit mais tu sais il y a le cinéma, il y a la télé aussi. Et voilà en fait, c’est ton agent qui t’envoie sur des auditions de théâtres, des castings télé ou cinéma. Je pense qu’au niveau du cinéma ça s’est accéléré beaucoup plus vite que le théâtre. Ça fait 8 ans que je fais ce métier et j’en suis à mon 10ème long-métrage ?

Tu te souviens de ton premier tournage ?
C’était pour la série Xanadu pour Arte. Je jouais une prostituée qui se faisait agresser dans une ruelle. Scène très physique pour commencer, mais c’était cool. Mon premier tournage de long métrage, je crois que c’était Les Kaïras. Très drôle. Deux semaines de folie avec Ramzy, et tous les gens du tournage, ça été l’un de mes meilleurs tournages.

Tu as fait comédie, drame, y a-t-il un registre auquel tu es le plus sensible ?
En étant comédienne, je veux, je dois, savoir tout jouer en fait. On m’a souvent mise dans des rôles dramatiques – j’avoue que je me débrouille pas mal dans ce registre là – mais justement j’ai un rôle principal dans un film qui va sortir au mois de Novembre, qui est une comédie sur fond de rap.

Alors parle-nous de ce rôle.
Le film parle d’une rappeuse d’origine guadeloupéenne qui a 30 ans, qui est à la base prof de français mais qui est surtout la cheffe d’un groupe de rap composé que de mecs. Elle est pas anti-blanc mais elle est « black power », [elle est] Aimé Césaire, Malcolm X, Marcus Garvey tout ça. Et en fait son manager la lâche parce que ses textes sont beaucoup trop incisifs on va dire, et du coup elle décide de partir en tournée en Normandie dans un van zébrée.

Comment prépares-tu le rôle d’une rappeuse ?
Bah oui je ne suis pas rappeuse du tout ! J’avais 2-3 mois pour faire croire que j’étais rappeuse depuis 10 ans. J’ai eu un super professeur pour cet apprentissage-là, c’est Oxmo Puccino, qui a écrit les textes de rap du film et qui m’a coachée. Ça a été une expérience de dingue en fait. C’est pour ça que j’adore ce métier, on peut avoir plusieurs vies et apprendre plusieurs choses.

Un autre rôle physique alors.
Oui, on a eu quatre scènes de concerts dans le film. Donc ce qui faisait aussi partie du travail : regarder comment les rappeurs bougent sur scène, la respiration, comment on travaille le texte parce que c’est quasiment comme du travail de tragédie, de vers. Pour moi c’est la même chose. Il y a des respirations, des allitérations, il y a des césures à faire, de la technique vocale. Il y a énormément de boulot. Quand on a tourné notamment une scène au Magic Mirror au Havre avec 200 figurants - d’ailleurs big up, big up, big up, parce les gens étaient là debout toute la journée - là c’était physique ouais.

En continuant sur ce thème, on peut aussi parler de ton rôle dans Danbé : La Tête Haute où là c’est vraiment physique puisque tu joues le rôle d’une boxeuse. J’ai vu le film il n’y a pas très longtemps, et j’ai été frappée par ce personnage de petite fille, Aya, qui a un rapport très intense avec son corps, qui se blesse jusqu’au sang, qui est énervée. C’est très rare de voir des personnages de jeunes filles et femmes en colère, et c’est encore plus rare de voir un portrait de jeune femme noire en colère qui ne soit pas une caricature. Comment tu t’es préparée pour ce rôle ?
J’ai eu un mois et demi d’entraînement pur et dur de boxe pour ce film. Ce qui a été quelque chose parce qu’on ne peut pas dire que je sois une très grande sportive. Voilà ça été très intense. A ce moment-là du film, Aya fait de la boxe anglaise. Donc j’ai eu un coach personnel pour tout ce qui est mise en forme, cardio, tout ce qu’on a à apprendre au niveau des enchaînements et de la coordination. Et ensuite j’ai travaillé avec un directeur de cascade qui est assez connu qui s’appelle Alain Figlarz, pour la scène du combat final quand elle est en Inde. On avait trois rounds à reproduire, un round c’est trois minutes et on avait 10 minutes de chorégraphie. Le réalisateur voulait qu’on encaisse des coups, qu’on se prenne certains coups véritablement dans la figure. Certains ont dit que c’était dangereux, moi je ne trouve pas du tout que ce soit dangereux. Je n’aurais pas pu comprendre le métier de boxeur, le noble art comme on le nomme, et ce qu’a été le combat d’Aya Cissoko si physiquement je n’étais pas atteinte par les coups, au sens propre et figuré, que cette femme a pris dans la vie et sur le ring également.

J’ai pensé à deux autres films quand je regardais Danbé : Creed de Ryan Coogler, pour tout ce qui est univers de la boxe évidemment et Boyhood de Richard Linklater en ce qui concerne la construction d’un portrait de femme, de son enfance à l’âge adulte. C’est très rare de voir ça…Et donc avant Danbé, tu as joué dans un autre très beau film qui s’appelle Mercuriales. Comment as-tu travaillé avec le réalisateur ?
Je l’ai rencontré, il m’a dit je cherche une jeune fille pour le rôle de Zouzou, la colocatrice du rôle principal. Je discute, je parle avec lui de ce que je fais et de mon parcours et tout d’un coup il me dit : « Mais moi j’aime pas les actrices en fait, je sais pas, ça m’angoisse, ça me met mal. Je trouve que votre métier, c’est pas très reluisant… ». Bref, on s’est rencontré comme ça, ça c’est très, très mal passé. Je lui ai dit :« Mec, non non mon métier il est noble je suis désolée. » Je me suis énervée et après il m’a regardé et il m’a dit mais en fait c’est ça que je veux moi, c’est ce caractère là que je veux pour Zouzou, c’est une femme battante qui élève sa fille seule. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé mais j’ai été prise.

Il t’a testée !
Oui il m’a testée. Et en fait Mercuriales c’était le premier film dans lequel j’ai joué où il y avait un scénario, une histoire écrite, mais pas de scènes à apprendre. C’était de l’improvisation. Il n’y a pas une seule scène que j’ai apprise par cœur. C’était super parce que là on voit si tu maîtrises bien ton personnage. Ça permet aussi d’avoir plus de liberté dans tes propositions parce que sur un tournage on a des contraintes de temps, de mise-en-scène, par rapport à la lumière. Quand les scènes sont écrites tout est déjà bien ficelé, donc malheureusement on peut manquer d’imagination. Mais là on avait une totale liberté par rapport aux dialogues et ça nous a permis de nous amuser. C’était super frais et nouveau.

Quel film t’a ému cette année ?
Un film qui m’a interpellé cette année, c’est Tangerine [réalisé par Sean Baker], c’est un film sur les trans noires à Los Angeles qui a été filmé avec un iPhone. Le réalisateur a mis un objectif sur son iPhone et voilà… Il l’a beaucoup mis en avant dans la pub alors que pour moi ce qu’il y a de plus intéressant dans le pitch, c’est pas la réalisation avec un iPhone mais qu’il ait traité d’un sujet, de personnes qu’on ne voit pas, qu’on définit et redéfinit à l’envie alors qu’on ne sait absolument pas qui elles sont : ce sont les trans noires de Los Angeles. Ça me permet d’embrayer sur autre chose, c’est ça le cinéma différent que j’attends et dont j’aimerais faire partie. Quand on parle de personnes qu’on ne voit jamais, comment on filme ceux qu’on ne voit jamais sur les écrans. Je parle des trans, des Noirs par exemple. Mais dans ce qui nous intéresse, j’ai l’impression que les gens qui me ressemblent physiquement ne sont filmés, ne sont définis, ne sont essentialisés que dans des portraits de personnes en difficulté, en échec. [Des personnes] venant d’une Afrique ancestrale qui n’existe plus, avec des accents qui appartiennent à un pays qui s’appelle l’Afrique apparemment – il me semble que c’est un continent. J’ai l’impression que la manière dont les Noirs sont représentés dans le cinéma n’est pas du tout celle que je vois dans la rue. Voilà, moi j’ai 30 ans, on est dans un café, on prend un café gourmand et je vais peut-être rentrer en Uber. Personnellement, j’ai jamais vu de Noir dans un film français qui prend un Uber !

Tu as une envie de réalisme en fait.
Oui, voilà.

Tu disais avoir rencontré des problèmes d’éclairage sur un tournage. C’est limite une métaphore sur la place des acteurs et actrices noires en France.
Quand on est acteur noir, il y a des petites différences par rapport aux autres congénères. Par exemple, quand tu arrives au H.M.C. (donc habillage, maquillage, coiffure),  la dame te maquille – ou le monsieur – et puis… tu ressembles à Louis XIV. Il y a une petite démarcation entre ton visage et ton corps et tu comprends pas pourquoi. Même si t’as pas mis tes lentilles tu vois bien qu’il y a un problème. Tu dis « mais c’est pas le bon teint », et on te dit « non, non, il y a de la lumière, il y a de la lumière donc c’est normal ». Tu dis bon d’accord, le mec est professionnel, ou la meuf. T’arrives sur le plateau et là le deuxième problème c’est qu’il n’y a pas assez de lumière. Non seulement il n’y a pas assez de lumière donc on ne te voit absolument pas dans le cadre, quand tu vois bien que tous les autres sont superbement bien éclairés, et on voit toujours cette démarcation entre ton visage et tes bras. Donc on te maquille comme un blanc et on t’éclaire comme un blanc.

Eclairage républicain…
C’est une preuve qu’il n’y a pas assez de comédiens noirs mis en lumière, sans mauvais jeu de mots, il n’y a pas assez de réalisateurs qui travaillent avec des personnes non-blanches et pas assez de comédiens noirs qui travaillent avec des réalisateurs blancs. Ça veut dire qu’on n’a pas les pieds encore bien ancrés dans cette télévision, dans cet écran français. Une des communautés bien ancrée dans les médias et dans le cinéma, c’est la communauté maghrébine depuis les années 80…Jamel Debbouze, Ramzy, ce sont de vraies stars. Il y a du boulot à faire par rapport à ça. Et peut-être qu’on en est pas encore là parce qu’on n’a pas assez confiance en nous, parce qu’on ne s’aime pas assez peut-être. Parce qu’on ne sait pas encore tout ce qu’on peut faire ; on ne soupçonne même pas le potentiel qu’il y a…de manière à ce qu’on puisse se raconter nous-même, se définir nous-même. Donc ceux qui savent filmer, ceux qui savent écrire, maquiller, habiller, ceux qui savent éclairer…prenez votre matos et faites, faites, faites. Il ne faut pas attendre que ce soit encore une fois d’autres personnes qui le fassent à notre place, c’est important pour ceux qui arrivent après nous je pense.